84[1] ans après son institution, alors que les zones monétaires escudo [2] et sterling [3], créées à la même période ont disparu, la zone franc signe et perdure dans des pays dont la situation économique en fait des plus pauvres au monde, ce depuis l’accession aux indépendances des Etats affiliés.
« Le destin de l’homme se joue sur la monnaie » (Rueff, 1950)
Par : Jobrey Loïc AMONA, Cadre de banque
Février 18, 2024
Elle se caractérise par une pauvreté extrême, un chômage chronique et structurel où plus de 40% [4] de la population vit dans l’extrême pauvreté, et est confrontée à d’innombrables défis structurels qui compromettent croissance et développement. De surcroît, le débat [5] sur le rôle du franc CFA [6], comme monnaie commune, se pose avec acuité en lien avec la problématique de développement des 15[7] pays utilisateurs. Cette remise en cause du franc CFA s’inscrit aujourd’hui dans la réflexion sur le financement de l’émergence des économies africaines, et ses prérequis en matière de degré de liquidité des économies. Par ailleurs, et trop souvent la question sur l’essor des économies africaines a été abordée sous l’angle des facteurs endogènes à savoir : la corruption, le népotisme, la faiblesse des institutions, instabilité politique et sécuritaire…occultant le facteur exogène, ayant nourri et alimenté le facteur endogène et ses ramifications. En effet, ces facteurs conjugués concourent à des proportions différentes au mal africain. L’angle d’analyse adopté ici, se consacre sur le facteur exogène et ses racines, présentant en quoi le franc CFA a contribué au ralenti des économies africaines. Il y’a une double dimension à la fois politique et économique. Si la dimension politique a été majeure dans le cas de la formation de cette monnaie, la théorie économique a mise en évidence les réalités contradictoires sur les mérites prédits, tout en relevant la déconnexion économique associée à cet assujettissement. Sur le plan politique, la vassalité s’est matérialisée par une démarche de confiance hiérarchique qui repose sur un rapport accepté de subordination. La monnaie est le pouvoir… Il advient dès lors qu’une instance supérieure, le Seigneur, la France, va énoncer les règles d’usage de la monnaie, fixer les conditions de fonctionnement, garantir le pouvoir moyennant une acceptation sans concessions au contrôle de l’économie via la présence des MNC [8], protéger les exécutants, et représenter une voie de recours en cas de velléités de destitution. Les conséquences sont nombreuses : grognes sociales, grèves, coups d’état, assassinats…djihadiste à tous ceux qui se sont aventurés à la contestation desdits accords léonins. Du point de vue économique, plusieurs états de fait viennent confirmer en quoi la zone franc a été, du moins l’est encore, le vassal financier de la France.
Un système caractérisé par un rationnement de crédit
Premièrement, un demi-siècle durant, la présence sur le sol africain des groupes bancaires français Société Générale, BNP, BPCE [9]… a été un règne sans partage. Pour qui veut comprendre, cette présence a servi à accompagner l’expansion des industriels français afin de renforcer l’emprise économique dans la zone franc. Elles disposaient d’un poids notable dans le système financier et, les conditions de croissance ne pouvaient se réaliser que par la volonté de ces derniers. En particulier un aspect plus spécifique, servant de relais dans la sortie massive des capitaux licites et illicites, les banques françaises ont été la plaque tournante de la prévalence d’un manque de financement chronique pour la zone franc. En outre, ces banques détentrices de capitaux n’ont pas mobilisé de fonds vers l’investissement dans l’appareil de transformation local pour soutenir l’industrie, l’agriculture… nécessaire à la création de l’emploi, et à la création de valeur.
Une politique monétaire sous contrôle
C’est aussi la conséquence directe de la politique monétaire restrictive téléguidée par la France et inscrite dans la ligne droite de la Banque de France et, depuis de celle de la BCE, dont les représentants siègent toujours au Conseil d’Administration des deux banques centrales que sont la BEAC et la BCEAO. La cible de l’inflation [10] qui ne cadre pas avec les besoins de liquidité des économies est incompatible à la mobilisation du crédit ce, en raison d’un maintien toujours à la hausse des taux directeurs [11], il s’opère un contrôle de la masse monétaire et de sa composante crédit. Ce qui ipso facto entraine un rationnement de crédit productif. Donc : moins d’investissements, moins d’infrastructures et enfin pour couronner le tout moins de développement. En effet, les interventions de la banque centrale de relever les taux directeurs n’ont été et ne sont que de nature à rationner la liquidité bancaire-le refinancement auprès du guichet banque centrale coutant plus cher – et à renchérir le coût du crédit-les banques augmentent les taux pour compenser le coût de l’argent et marger pour le coût du risque de transformation qu’elles prennent. Cette orientation se veut de nature à limiter la dynamique de l’investissement du secteur privé avec son effet boule de neige… Les économies de la zone franc se caractérisent par un rationnement du crédit, dont les causes renvoient autant aux agendas cachés des deux banques centrales, placées sous le diktat de la France – la Banque centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) pour l’UEMOA et la Banque des Etats de l’Afrique centrale (BEAC) pour la CEMAC – qu’à l’extrême frilosité du système bancaire de la zone. L’effet conjugué de ces actions constitue l’une des limites pour lesquelles les banques centrales de la zone franc ne participent pas suffisamment au financement de l’économie et donc au développement des Etats africains donnant lieu à sous-financement chronique.
Une inflation d’origine non monétaire
En vérité, le principal objectif des banques centrales de la zone franc est la défense du taux de change entre le franc CFA et l’euro pour permettre à la France de se maintenir sur la scène internationale. La France serait la 14e économie mondiale, si elle n’avait pas la mainmise sur les « colonies » via la monnaie CFA [12]. « L’inflation est toujours et partout un phénomène exclusivement monétaire » [13], disait le chef de file du courant monétariste. Cette théorie se heurte à la réalité de la zone franc, dont l’inflation n’est pas d’origine monétaire. Cela revient à dire, l’euro en faisant du CFA une monnaie forte semble favoriser les exportations de la zone. Or une monnaie forte s’apprécie par un niveau qui résulte de facteurs comme la puissance industrielle ou la puissance commerciale de l’économie. Il se trouve que dans cette zone, rien ne justifie une telle position et, les seules exportations portent sur les matières premières dont les prix sont décidés sur les marchés internationaux, de ce qu’on appelle par les « termes d’échange », et une demande inélastique. En fin de compte, les entrées sont limitées. A l’inverse en important les produits manufacturés, les pays de la zone se heurtent à une double difficulté : (i) subir les coûts liés aux mouvements internationaux tel est le cas avec le conflit russo-ukrainien, (ii) laisser une grande partie de leurs devises. Ce qui génère des balances commerciales structurellement déficitaires…
Un mirage abscons appelé « arrimage »
Le deuxième fait économique est la faible transformation structurelle des économies. Ce fait découle de l’arrimage du FCFA d’abord au Franc Français puis à l’Euro. Jusqu’en 1999, le franc CFA était arrimé au Franc Français, avec une parité fixe de 1FF=100 FCFA, après la dévaluation de 50% intervenue en 1994. Cet arrimage conférait à la France, via la Banque de France, d’exercer un droit de réponse sur les politiques monétaires des pays africains concernés, mais aussi avoir l’obligation de leur fournir les devises nécessaires, en cas de besoin. Afin de faciliter l’ensemble des opérations, la Banque de France centralise les réserves de change de ces pays auprès du Trésor français, à partir d’un compte d’opération au nom de chacune des banques centrales. A savoir que, les incidences de fluctuation du franc français sur la valeur du franc CFA furent telles que, le franc français connaitra de nombreuses dévaluations. A toute dévaluation du franc français, toutes les autres monnaies convertibles devenaient plus chères, rendant pour les pays CFA leurs produits plus onéreux et leurs dettes en dollars plus coûteuses. En revanche, les exportations de la zone franc devenaient plus compétitives.
Quant à la dette des pays du CFA, considérés comme PPTE [14], il est donc nécessaire de la reconsidérer car, foncièrement, elle a été une « non-dette ».
Ces exportations concernaient principalement des produits agricoles de base (café, coton, bananes, bois, etc…), dont la demande n’était guère élastique, peu sensible, donc, aux variations de prix, rendant l’avantage concurrentiel relativement modeste pour les pays africains. A l’inverse, la France, avec des produits industriels dont l’élasticité des prix était plus forte, en tire davantage intérêt. Conséquence de cette situation : de faibles entrées en recettes entrainant des ajustements budgétaires pour ces Etats ; de l’insuffisance de trésorerie du fait des réserves constituées (jadis 65% et maintenant 50%) ; le contrôle de la politique monétaire réduisant les possibilités de financement bancaire ; une dette générée non maîtrisée…Quant à la dette des pays du CFA, considérés comme PPTE [14], il est donc nécessaire de la reconsidérer car, foncièrement, elle a été une « non-dette ». Dès lors, les flux de trésorerie longtemps affectés au service d’une dette « sans contrepartie » ont été une fuite dans le circuit économique de ces pays pénalisant l’investissement structurel dans l’appareil productif, la santé, l’agriculture, l’éducation et les infrastructures routières. L’approche pour la France a été de maintenir un tissu industriel embryonnaire (qui d’ailleurs a été sapée avec les mesures d’ajustements structurels imposés par le FMI pour endiguer la récession continue de la France à ces mêmes périodes).
Au préalable, le processus commence par une zone de libre échange qui, convergeant vers une union douanière débouche sur un marché commun.
En fin de compte, il faut dire que l’idée première de la zone franc est le fait que sa création a été dans le seul but pour la France de renforcer son contrôle sur les colonies, et de s’assurer l’accès aux matières premières à très moindre prix. Ce qui est encore le cas jusqu’à ce jour. En effet, et ce Véritable paradoxe quand on sait qu’après l’Asie, l’Afrique est la seconde locomotive de la croissance mondiale ! Il faut pour cela rappeler que le processus d’une intégration économique obéi à certaines règles comme il a été observé dans le cas propre de l’UE [15]. Au préalable, le processus commence par une zone de libre échange qui, convergeant vers une union douanière débouche sur un marché commun. Au bout de ce parcours se trouve l’intégration économique qui ouvrira la perspective à une monnaie commune. En somme, la zone franc est tout sauf une zone monétaire, encore loin d’être optimale, en raison de incompatibilités des règles qui régissent son fonctionnement, ainsi que d’une totale absence de la liberté de circulation des facteurs de production. Au regard de ce qui précède, se pose l’épineuse question sur l’opportunité du maintien du franc CFA ou pas pour nos économies. De toute évidence, la réponse est non. Le nouveau paradigme qui se dessine dans ses régions requiert une évolution de la souveraineté monétaire de ces Etats. Ce qui implique une gestion cohérente et harmonisée d’une monnaie connectée aux réalités économiques desdits Etats. Cela passe avant tout, par la reconquête des instruments de souveraineté économique que sont le budget et la monnaie, condition sine qua non de développement des nations africaines (Nubukpo). A première vue, contrairement à la zone euro, les unions monétaires en Afrique Centrale comme en Afrique de l’Ouest ont été précoces, et presque symbole d’un sous-développement consenti, auquel se rajoute son arrimage à l’euro, depuis 1999, qui place les économies des quinze pays utilisateurs de cette monnaie sous la coupe d’une double tutelle : française et européenne.
La libre circulation des capitaux [17] : Privilège pour les sociétés françaises qui peuvent facilement investir dans ces pays, pas inversement
Pour mieux en comprendre les conséquences, on rappellera les grandes lignes des fondements théoriques des zones monétaires optimales, selon Robert Mundell, Prix Nobel d’Economie (1999) [16]. La libre circulation des capitaux [17] : Privilège pour les sociétés françaises qui peuvent facilement investir dans ces pays, pas inversement. Ce principe n’est qu’un mirage quand les deux CFA ne sont pas convertibles. Entre autres conséquences, faiblesse des échanges intracommunautaires. 3% de l’UEMOA vers la CEMAC et moins de 2% inversement contre 60% en Europe et 70% en Asie ; La fixité du taux de change dont l’arrimage est à l’euro afin de garantir la stabilité de la monnaie. Ce mécanisme imposé par la France est préjudiciable aux économies de la zone CFA dont la monnaie plus forte.
Les décisions monétaires sont prises intégralement sous le regard de Paris, présent dans les organes décisionnaires des Banques Centrales.
Les fluctuations du CFA ne sont pas pour se faire lier aux évolutions conjoncturelles du franc CFA, elles sont plutôt la résultante des évolutions conjoncturelles de la zone euro. L’autonomie de la politique monétaire : Nonobstant l’indépendance décrétée des banques centrales [18], les décisions monétaires sont prises intégralement sous le regard de Paris, présent dans les organes décisionnaires des Banques Centrales. La conclusion est claire : pour la zone CFA aucune de ces incompatibilités ne s’exercent. La monnaie est totalement déconnectée des réalités économiques. Le franc CFA est une monnaie française circulant dans des pays théoriquement indépendant (Pouemi, 1981) [19] on ne peut avoir à la fois la libre circulation des capitaux, la maîtrise du taux d’intérêt directeur, et un système de changes durablement fixes. En revanche, l’abandon d’une des trois conditions permet la possibilité des deux autres. Alors que l’Europe dans sa construction réalise cette incompatibilité, elle a été imposée aux dirigeants des pays du franc CFA comme possible. Cette zone n’est pas optimale au sens de Mundel, Kennen, McKinnon[20], dans la mesure où elle ne peut mettre en place des mécanismes d’ajustements alternatifs au taux de change, en cas de survenue de chocs exogènes et endogènes : en effet, il y’a une très faible mobilité des facteurs de production (travail et capital), du fait de l’ineffectivité des quatre libertés de circulation (biens, services, personnes et capitaux) ; de même, il y’a une très faible flexibilité des prix et des salaires, dans la mesure notamment où le taux d’inflation est déjà très bas, créant de fait une rigidité à la baisse du niveau général des prix. En outre, les marchés financiers des deux zones sont encore embryonnaires.
La zone franc doit sortir du mutisme afin de rompre avec le cordon ombilical monétaire.
En conclusion, à l’heure où les unions se désunissent, les blocs se disloquent, les territoires cédés se reconquiert à coup de force ; à l’heure où le seigneur perd ses repères diplomatiques et stratégiques, et ses sous-préfets émettent des regrets cachés…la zone franc doit sortir du mutisme afin de rompre avec le cordon ombilical monétaire. Cette seule perspective suffit pour libérer toute perspective de développement et de progrès social. Autrement dit, la souveraineté monétaire est une nécessité pour parachever l’indépendance politique et renforcer les bases d’une transformation structurelle de leurs économies [21]. En effet, nulle part ailleurs on a vu un pays se développer avec une monnaie contrôlée par un autre pays. Il faut expliquer à la jeunesse, et capitaliser sur le dividende humain qui fait sa force cette jeunesse, dont les maux sont en partie étroitement liés à l’hégémonie et à la dépendance financière occasionnée par une politique monétaire contrôlée, et une politique budgétaire procyclique. En effet, depuis les politiques d’ajustement structurels préconisés par le Bretton Wood, il n’y a plus de politique de relance économique. L’austérité est un piège parce qu’on n’en sort jamais.
Par : Jobrey Loïc AMONA, Cadre de banque /