Par Karine Bechet-Golovko
Mondialisation.ca, 14 mai 2024
La formation du nouveau Gouvernement ne s’est pas passée sans sensation, ce qui est surprenant en période guerre. Choïgou quitte le ministère de la Défense, mais avec une promotion pour le Conseil de sécurité, quand Beloussov, économiste, l’y remplace. Avec en arrrière-plan une question non moins importante : où ira Patrouchev, remplacé par Choïgou ? Le tout avec une question latente, à laquelle nous n’aurons pas de réponse : quel mouvement initial a déclenché les autres en chaîne ?
Sergueï Choïgou, ministre des Situations d’urgence (ministère qu’il a monté) de 1994 à 2012 puis ministre de la Défense depuis 2012, avait lors de sa nomination et jusqu’au début de l’Opération militaire, plutôt bonne réputation. Il est arrivé en poste après le désastre de Serdioukov, qui s’est retrouvé touché par un scandale de corruption. En poste, il est revenu sur certaines réformes contre-productives et radicalement globalistes de son prédécesseur, qui avait quasiment privatisé l’armée, après l’avoir plus que « dégraissée », comme l’on disait en France. Mais dans l’ensemble, la ligne néolibérale a été conservée, toutefois sans radicalité.
Il a commencé à être fortement attaqué dès 2022. Très rapidement, après l’escroquerie des négociations d’Istanbul, quand l’armée russe a commencé à reculer systématiquement et que les autorités chantaient sur toutes les ondes les vertus des « retraits stratégiques », quand ensuite il fut difficile de stabiliser la situation sur fond de conflit d’intérêts entre l’armée privée, mais entièrement financée par l’Etat, de Prigogine, et le commandement de l’armée régulière, une grande partie des « blogeurs » militaires et patriotes ont ouvertement pris le parti le Prigogine, et certains même après qu’il ait lancé les chars contre Moscou et fait tuer des militaires russes. D’une manière générale, Choïgou a alors incarné la faiblesse de cette armée d’un côté néolibérale, légère et technologisée, avec des officiers qui n’ont aucune expérience de guerre classique de haute intensité, et d’un autre côté, une armée fortement bureaucratique et lourde dans la prise de décision. En tant que ministre, c’est logique qu’il porte la responsabilité du ministère qu’il dirige, même s’il n’est objectivement pas la source de tous les problèmes de cette institution, qui sont stratégiques et idéologiques, et dépassent largement sa personne.
Dernièrement, un scandale, le scandale de trop, avec l’émergence des affaires de corruption à grande échelle dans le cadre de l’affaire Ivanov. Qui était sous surveillance depuis longtemps. Donc une question : il a perdu son immunité, parce qu’il était déjà connu que ChoÎgou partait, ou c’est à cause de ce scandale de trop que Choïgou est parti ?
Rappelons quand même que Choïgou a été nommé Secrétaire du Conseil de sécurité, ce qui est une sinécure plus que dorée et ne ressemble en rien à une punition. Par ailleurs, il sera en même temps l’adjoint de Poutine dans la Commission de l’industrie militaire et dirigera le travail de l’Agence de coopération en matière d’industrie militaire, qui sort ainsi du ministère de la Défense et passe au Conseil de sécurité. Il n’a donc pas personnellement perdu la confiance de Poutine.
Au Conseil de sécurité, Choïgou prend la place de Nikolaï Patrouchev, qui était directeur du FSB (1999-2008), puis Secrétaire du Conseil de sécurité depuis 2008. Où partira Patrouchev, cela est pour l’instant inconnu. Peskov a annoncé que la décision sera annoncée dans quelques jours. Il faut souligner que Patrouchev est un poids lourd dans le milieu du Bloc de force, son fils au Gouvernement s’occupe de l’agriculture et a été monté au rang de vice-Premier ministre.
Est-ce le départ de Patrouchev, qui a entraîné la nécessité de le remplacer et lancer le mouvement ou bien est-ce la nécessité de déplacer Choïgou qui a entraîné la machine ?
Dans ce contexte, la nomination d’Andreï Beloussov, économiste, laisse perplexe. Beloussov a une excellente réputation, intègre, réfléchi. Il s’est régulièrement prononcé contre la globalisation et pour le respect des traditions, ce qui rassure. Mais pourquoi nommer un économiste à la Défense ? Cela pose également la question du transfert de la zone de pouvoir, qui passe de plus en plus ouvertement du Bloc de force, traditionnel détenteur, vers le Bloc socio-économique.
Il devient le second ministre civil de la Défense, après Serdioukov, qui fut nommé lorsqu’il fallut radicalement transformer l’armée sur le mode néolibéral, l’affaiblir et la déstructurer, afin de mettre à terre cet instrument trop puissant issu de l’heure de gloire soviétique. La mission fut accomplie. Nous étions à l’époque à l’heure du néolibéralisme triomphant et, indépendamment du discours de Munich, dans les faits, la Russie a pris à ce moment-là un très puissant virage globaliste, en renforçant le poids du privé dans les mécanismes étatiques de prise de décisions.
Est-ce que la nomination de Beloussov n’entre pas dans cette même logique, d’un point de vue fonctionnel ? Et c’est ce qui inquiète, en période de guerre. Plusieurs remarques.
N’y a-t-il donc aucun militaire ou appartenant au bloc de force, qui soit apte à être ministre de la Défense ? Nous en revenons bien au dogme néolibéral : le privé est a priori plus fort que le public. Et les dogmes, ça ne se discute pas, ça se révèrent.
Le ministre de la Défense, dans cette logique, est donc un manager, il doit gérer les commandes publiques de l’armée, mais n’a strictement aucun lien avec la stratégie à mener. C’est une ligne intéressante en période de guerre …
Il s’agit en gros de la ligne posée en Europe, qui a conduit à l’inefficience de plus en plus forte des services publics, avant leur réforme manageriale pourtant efficaces. Et cela dans tous les domaines : armée, hôpitaux, services administratifs, écoles, etc. Et c’est étrangement ce qu’affirme en gros Peskov : le budget global du bloc de force, et pas uniquement de la Défense, atteint avec la guerre 6,7% du PBI, l’on se rapproche de la situation du milieu des années 80. Il faut donc intégrer l’armée dans l’économie … Bref, l’armée est une entreprise comme une autre. Je cite :
« Le ministère de la Défense doit être absolument ouvert à l’innovation, introduire toutes les idées avancées pour créer les conditions de la compétitivité économique, a-t-il conclu. »
Avec qui le ministère de la Défense doit-il être en concurrence ? Quelle compétitivité économique de l’armée surtout en période de guerre ??? Quant à l’innovation, elle est importante, quand elle n’est pas un but en soi, un culte, mais qu’elle est au service des militaires au service du réel. Bref, en lisant ces paroles, on se croirait à Davos et non pas au Kremlin … Nous voyons bien que si les missiles super sophistiqués sont utiles pour réduire la capacité de nuisance de l’ennemi, ils ne peuvent pas tenir un territoire : ils permettent de créer les conditions pour une avancée des troupes. Donc des hommes, qui doivent non seulement prendre les territoires, mais ensuite les tenir et les administrer. Ce qui est totalement absent de toutes ces paroles, c’est l’homme. Pas d’hommes, pas de victoire.
Mais au-delà du fait qu’une partie des élites semble absolument incapable de dire et voir le monde en dehors des concepts globalistes, l’histoire oblige et elle les oblige. Heureusement. Il y a donc certaines pistes, bien loin des « conditions concurrentielles » et délires fantasmagoriques technologiques encore issus de la littérature du siècle dernier, qui elles sont positives.
Beloussov est une personnalité en soi intéressante, forte et réelle, ce qui peut fausser le schéma néolibéral des managers. L’accumulation des scandales financiers et la conception patrimoniale de leur service par une partie des responsables bien nourris de cette armée de temps de paix obligent à une révision générale de la manière dont les fonds publics sont utilisés. Certains voient en Beloussov la personne apte à mettre en place un véritable audit et, qui sait, peut-être à en tirer les conséquences.
D’une manière stratégique, est-ce une manière de dire sans le dire, que la Russie passe en mode économie de guerre ? L’armée devient alors une impulsion de la relance de l’industrie, de la formation professionnelle et donc de l’économie. Mais l’armée est également à la source d’un renouvellement des élites, si l’on en croit les paroles de Poutine, qui à juste titre estime qu’avec ce conflit, une nouvelle génération se met en place, issue de l’armée combattante. Plus forte et plus saine, qui pourra sortir le pays d’un paradigme idéologique dépassé. Pourtant, un civil est nommé à la tête du ministère de la Défense.
Bref, beaucoup de questions. La pratique nous apportera quelques réponses.
Karine Bechet-Golovko
La source originale de cet article est Russie poltics
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