Par Mike Whitney
Mondialisation.ca, 09 décembre 2024
“Le drapeau noir de l’islam salafiste a été hissé sur Damas. L’État islamique/Al-Qaïda a gagné…. Les mêmes terroristes qui nous ont attaqués le 11 septembre. Contre lesquels nous avons mené une guerre en Afghanistan, en Irak et ailleurs. Nous avons perdu des milliers de nos soldats, hommes et femmes. Coûtant des milliers de milliards de dollars. Ils ont gagné. Et nous les avons aidés. L’Amérique ne représente plus rien”…. Scott Ritter@RealScottRitter
Le général Mike Flynn, ancien chef de la Défense Intelligence Agency (DIA) du Pentagone, avait prévenu ses collègues de l’administration Obama que soutenir des groupes terroristes pour mener des guerres par procuration au nom de Washington était une entreprise risquée qui finirait par se retourner contre eux, avec la mise en place d’une “principauté salafiste en Syrie”. Cet avertissement est aujourd’hui devenu réalité.
Sur la cinquantaine d’articles grand public consacrés à la chute du gouvernement syrien, aucun n’a pris la peine de mentionner que la milice sunnite qui a renversé Bachar el-Assad figure actuellement sur la liste des organisations terroristes établie par le département d’État américain. Ils n’ont pas non plus mentionné que ce même groupe djihadiste figure sur la liste des organisations terroristes des Nations unies. Ils n’ont pas non plus mentionné que la tête de file, Abu Mohammad al-Joulani, est mise à prix par le gouvernement américain pour un montant de 10 millions de dollars. Aucune de ces informations n’a été communiquée au public parce que les médias ne veulent pas que le peuple américain sache que Washington vient de contribuer à l’installation d’un régime terroriste au centre du Moyen-Orient. C’est pourtant ce qui se passe dans les faits.
Et c’est même bien pire qu’il n’y paraît car, en fin de compte, la campagne syrienne, qui dure depuis 13 ans, ne cible pas vraiment la Syrie, mais l’Iran. La Syrie n’est que le dernier obstacle sur la route qui mène à Téhéran, mais Téhéran est la cerise sur le gâteau. En éliminant l’Iran, Israël occupera la “tête de pont” au Moyen-Orient et se posera en hégémon de la région. Pendant ce temps-là, Oncle Sam obtient l’accès aux passages de gazoducs qu’il convoite depuis plus de vingt ans, des couloirs qui transporteront le gaz naturel du Qatar jusqu’à la Méditerranée, puis jusqu’aux marchés européens. Le gaz sera fourni par un fantoche des États-Unis, exploité par des compagnies pétrolières occidentales, vendu en dollars américains et utilisé pour maintenir une mainmise sur la politique européenne. Parallèlement, tous les autres concurrents seront soit sanctionnés, soit sabotés, soit totalement exclus (cf. Nordstream).
La plupart des gens ignorent à quel point la politique des gazoducs a déterminé les événements en Syrie, faisant de ce pays la cible de l’agression américaine. Mais de 1949 à aujourd’hui, les services du renseignement américain ont tenté à plusieurs reprises de renverser le chef du gouvernement syrien afin de superviser et contrôler un pipeline transarabe “destiné à relier les champs pétrolifères de l’Arabie saoudite aux ports du Liban via la Syrie”. Robert F. Kennedy l’a résumé dans un brillant article écrit il y a plus de dix ans :
“La CIA a initié son ingérence active en Syrie en 1949-à peine un an après la création de l’agence. Les patriotes syriens avaient déclaré la guerre aux nazis, expulsé les dirigeants coloniaux français de Vichy et mis en place une fragile démocratie laïque basée sur le modèle américain. Mais en mars 1949, le président démocratiquement élu de la Syrie, Shukri-al-Quwatli, a hésité à approuver le Trans-Arabian Pipeline, un projet américain destiné à relier les champs pétrolifères d’Arabie saoudite aux ports du Liban via la Syrie. Dans son livre ‘Legacy of Ashes’, l’historien de la CIA Tim Weiner raconte qu’en représailles au peu d’enthousiasme d’Al-Quwatli pour l’oléoduc américain, la CIA a organisé un coup d’État pour remplacer Al-Quwatli par un dictateur sélectionné par la CIA, un escroc condamné du nom de Husni al-Za’im. Al-Za’im a à peine eu le temps de dissoudre le parlement et d’approuver l’oléoduc américain que ses compatriotes l’ont destitué, quatre mois et demi après le début de son règne”. “Pourquoi les Arabes ne veulent pas de nous en Syrie”,Robert Kennedy, Politico.
Voilà pourquoi la Syrie joue un rôle si important dans les plans géopolitiques américains de contrôle des ressources cruciales afin de préserver la domination du dollar et contenir la croissance économique explosive de la Chine. Les États-Unis sont déterminés à contrôler les vastes ressources du Moyen-Orient pour maintenir leur domination sur l’ordre mondial. Et ce n’est pas tout :
“En approuvant un ‘gazoduc islamique’ agréé par la Russie, qui relierait la partie iranienne du champ gazier à la Syrie et aux ports du Liban, Assad a encore plus irrité les monarques sunnites du Golfe. Ce gazoduc islamique ferait de l’Iran chiite, et non du Qatar sunnite, le principal fournisseur du marché européen de l’énergie et accroîtrait considérablement l’influence de Téhéran au Moyen-Orient et dans le monde. Israël était également déterminé à faire échouer l’oléoduc islamique, qui enrichirait l’Iran et la Syrie, contribuant ainsi à la prospérité de leurs mandataires, le Hezbollah et le Hamas.
“Des câbles et des rapports secrets des agences du renseignement américaine, saoudienne et israélienne indiquent que dès qu’Assad a rejeté le gazoduc qatari, les planificateurs militaires et des services de renseignement sont rapidement parvenus à un consensus selon lequel fomenter un soulèvement sunnite en Syrie pour renverser Bachar Assad, qui ne coopérait pas, constituait le meilleur moyen d’atteindre l’objectif commun de finaliser la liaison gazière entre le Qatar et la Turquie. En 2009, selon WikiLeaks, peu après que Bachar Assad a rejeté le gazoduc du Qatar, la CIA s’est mise à financer des groupes d’opposition en Syrie. Il faut bien noter que cela s’est passé longtemps avant le soulèvement contre Assad déclenché par le printemps arabe”. “Pourquoi les Arabes ne veulent pas de nous en Syrie”, Robert Kennedy, Politico.
Ainsi, en validant le “pipeline islamique”, Assad était foutu. Washington ne laisserait jamais un tel scénario aboutir. Comme expliqué précédemment, Washington s’est engagé à contrôler les ressources essentielles du Moyen-Orient dans le but de contenir la Chine et maintenir son emprise de plus en plus incertaine sur le pouvoir mondial. Les accords d’Abraham s’inscrivent également dans cette stratégie géopolitique, en normalisant les relations entre Israël et ses voisins islamiques (principalement l’Arabie saoudite, afin de créer un couloir économique favorisant le transport express de produits manufacturés de l’Inde vers l’Europe. Washington conçoit l’intégration économique de la région comme le principal vecteur de sa primauté sur le reste du monde. Cela ne veut pas dire que les ambitions d’Israël à dominer le Moyen-Orient n’ont pas été le moteur de la guerre en Syrie et de l’éviction d’Assad. Ce fut le cas, mais d’autres considérations, d’ordre géopolitique, ont également joué un rôle.
Voilà donc la raison pour laquelle les USA tenaient à implanter un gouvernement plus réceptif aux intérêts de Washington. Cependant, il est difficile de comprendre comment tout cela est censé fonctionner. Assad est parti et Al-Qaïda a gagné. Nous le savons. Et maintenant, que se passe-t-il ?
Je n’arrive pas à imaginer que les jeunes recrues qui ont passé les dix dernières années de leur vie à sillonner le désert en 4×4 et à faire exploser tout ce qui bouge, sachent comment diriger un gouvernement. Alors, qui va gérer les agences, payer les salariés et vaquer aux tâches administratives courantes attendues de tout gouvernement ? Qui va gérer les écoles, réparer les routes et mettre en place une police de rue ? Bien sûr, peut-être que M. al-Joulani a des talents cachés et qu’il se montrera miraculeusement à la hauteur en veillant au bon fonctionnement des agences et à la ponctualité des trains, mais ce scénario semble extrêmement improbable. Ce qui l’est davantage, c’est que les artisans de cet épouvantable fiasco ont planifié d’enfoncer le pays et son économie chancelante, d’intensifier considérablement les souffrances des citoyens ordinaires, d’accroître le mécontentement de la population jusqu’à ce que le nouveau régime fasse l’objet d’un renversement brutal.
Peut-être que non. Les militants sunnites de HTS n’ont qu’une chance infime de répondre aux besoins de la population et de la guider vers un avenir prospère et sans danger. Mais nous savons tous que cela n’arrivera pas. Ce régime n’est qu’un outil entre les mains d’intérêts étrangers désireux de s’emparer d’un maximum de richesses naturelles de la Syrie, tout en éliminant une menace potentielle pour l’expansion incessante d’Israël. En bref, les néoconservateurs qui ont fomenté cette stratégie diabolique l’ont fait sans se soucier le moins du monde de la sécurité ou du bien-être des 23 millions de personnes qui vivent actuellement en Syrie. Leur vie ne compte pas.
Ce qui compte (pour Tel Aviv et Washington), c’est avoir sous le coude une armée supplétive prête à exécuter ses ordres dans la prochaine guerre contre l’Iran. Voilà ce qui compte. Et voilà pourquoi les États-Unis et la Turquie ont recours à des soldats “sous contrat” qui feront ce qu’on leur dit en échange de salaires mirobolants. HTS est payé pour ses services, et ces services impliqueront des attaques contre l’Iran et le Hezbollah. Il ne s’agit donc PAS là de l’expérimentation de nouvelles formes de gouvernance. Hayat Tahrir al-Sham ne cherche pas le moins du monde à gouverner. La Syrie n’est que la base opérationnelle du déploiement d’attaques contre l’Iran et le Hezbollah. C’est tout. C’est pour cela qu’ils sont payés, pour faire la guerre.
Il n’est question que de géographie, de gaz, d’USD et d’Israël. Et de ces quatre éléments, c’est Israël qui occupe la place prépondérante.
Mike Whitney
Article original en anglais : Black Flag Over Damascus, UNZ Review, le 8 décembre 2024.