Par Mauro Armanino
Mondialisation.ca, 07 janvier 2024
L’on s’industrie pour diriger, contrôler, limiter, punir et organiser la migration, ici, à l’autre bout du monde appelé avec créativité le Sahel, il y a d’autres réalités avec lesquelles il faut composer. Par exemple, il y a Emanuel, Libérien d’origine, qui passait souvent pour dire bonjour et demander des conseils et surtout de l’aide. On ne l’avait pas vu depuis un certain temps parce qu’il avait été emprisonné pendant un an pour une histoire invraisemblable. Il a été libéré hier pour désengorger la prison civile de Niamey dont la population a augmenté de façon insupportable ces dernières années. Il n’a survécu que grâce aux miracles qui se multiplient sans se donner la peine de s’annoncer dans ces régions du monde mal structurées pour de telles infortunes. Il a dû payer au « roi » de la cellule de la prison l’espace de quelques dizaines de centimètres carrés pour dormir. Se laver était une aventure occasionnelle et quotidienne.
Alors que l’Europe achète Noël en le niant souvent, Camara, originaire de Côte d’Ivoire, revient sur le devant de la scène au bout de quelques mois. Expulsé du Maroc, de l’Algérie puis jeté dans le désert, il avait débarqué avec l’intention de se retrouver dans les méandres de la vie. Il était de ceux qui avaient été repêchés par les garde-côtes marocains. Il avait vu l’autre rive de loin et ne l’avait pas oubliée depuis. Il dit qu’à son retour dans son pays, il préparera ses documents personnels et de voyage afin de partir régulièrement vers l’autre monde. Il cherche quelque chose pour se couvrir des nuits fraîches passées près des bureaux de l’Organisation Internationale pour les Migrations. Il dit qu’il n’a pas mangé depuis deux jours et qu’il boit de l’eau à n’en plus finir pour blaguer son estomac. Il attend un cadeau pour Noël.
Alors que l’Europe s’interroge sur les identités sexuelles et le mariage en général, passent saluer Célestine et Boah. Ils se sont mariés à la fin du mois dans la cathédrale catholique de Niamey. Elle est togolaise et lui libérien, ils ont un fils adoptif, migrants comme les autres, sur cette terre qui devient un exil pour trop de gens. Ils se sont rencontrés ici, tous deux étrangers dans ce pays qui, après avoir fait la une des journaux pendant quelques jours, est vite retourné au sable d’où il est venu. Ce n’est certainement pas leur mariage qui changera la donne du coup d’État militaire qui maintient encore emprisonné le président élu en 2021. Il n’y aura pas de lune de miel étant donné la fermeture de la frontière qui persiste à ce jour. Le riz qu’on jette aux mariés sera mis sans doute de côté pour la cuisine.
Alors qu’en Europe, le chemin de la vie s’est perdu et que l’éphémère a été adopté comme seul horizon, l’ami Khalifa, d’origine libyenne, arrive, essoufflé. Il a fui son pays pour cause de persécution religieuse après avoir choisi de devenir chrétien. Incarcéré, battu et menacé de mort, il se réfugie en Algérie et de là, expulsé comme d’habitude par les militaires, il arrive heureusement à Niamey et se présente au bureau du Haut-Commissariat aux Réfugiés. Accueilli par les fonctionnaires, il reçoit en retour une feuille plastifiée avec son nom, sa date d’arrivée et un numéro d’identification, sans plus. Il ne quitte pas le bureau qui centralise les services et, fatigué de ne pas manger et de ne pas dormir, il accepte de loger chez des amis togolais. Il passe car lui aussi n’a pas mangé depuis quelques jours et craint de retourner au pays. L’essentiel pour lui est la nourriture et une croix autour du cou.
Alors que des guerres par procuration sont menées en Europe, de plus en plus d’argent est investi dans la fabrication, l’achat et la vente d’armes. Dans l’hypocrisie tacite acceptée et reproduite par une grande partie des médias complaisants, l’Europe se présente au monde comme l’exemple du droit et de la paix. Personne n’y croit plus, car les promesses de justice, d’équité, de solidarité et de bien commun ont depuis longtemps été abandonnées ou jetées à la casse. Ici, nous ressentons et subissons les conséquences de l’usage des armes, des guerres et de la sous-traitance politique. Des millions de personnes ayant le droit de vivre se retrouvent dans la catégorie des déplacés, des réfugiés, abandonnés, oubliés et liquidés sur l’autel des intérêts géopolitiques, religieux et surtout économiques. Dieu, pris en otage par l’une ou l’autre des puissances, vit avec les enfants de la Sierra Leone qui n’ont même pas une mangeoire pour reposer.
Mauro Armanino, Niamey, 25 décembre 2023