Restitution des objets d’art africain à quand le dénouement ?

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Voilà près de trois ans que le président Emmanuel Macron s’est engagé à restituer les biens culturels africains pillés pendant la colonisation. Depuis, la promesse est prise dans un parcours d’obstacles. Tandis que les collectionneurs et musées européens freinent des quatre fers, les pays spoliés peinent à réunir les conditions nécessaires pour la réception et la conservation de ces œuvres. 

Ce 23 mars 2019, trois cents armes et œuvres rituelles provenant du continent africain sont mises aux enchères dans une salle de Nantes. « Vous obtiendrez un reçu pour votre achat, mais les fabricants de ces objets, eux, n’ont reçu que la mort, lance M. Thomas Bouli, le porte-parole de l’association Afrique Loire, qui interrompt la séance. La France vient d’émettre le principe d’une restitution des biens culturels africains pillés et mal acquis. Les objets qui nous sont présentés ici en font partie. » Le commissaire-priseur annonce alors que, à la demande du ministère de la culture, une trentaine de pièces originaires du Bénin sont retirées du catalogue. Le gouvernement de Porto Novo avait été le seul à demander une telle restitution après avoir été alerté par les militants nantais.

« Ces gens-là sont la honte de la cause qu’ils défendent, si toutefois il y a une cause à défendre », s’emporte M. Yves-Bernard Debie, avocat du Collectif des antiquaires de Saint-Germain-des-Prés. Au-delà du dépit d’avoir raté un achat, le juriste s’oppose vigoureusement à la notion même de « restitution », car cela revient, selon lui, à effectuer « un partage clivant : d’un côté, des possesseurs illégitimes ; de l’autre, des populations spoliées ». Une dichotomie que conteste fermement ce spécialiste du commerce de l’art.

Un an et demi plus tôt, le 28 novembre 2017, lors d’un discours à l’université de Ouagadougou (Burkina Faso), M. Emmanuel Macron avait évoqué, à la surprise générale, ce sujet polémique. « Je ne peux pas accepter qu’une large part du patrimoine culturel de plusieurs pays africains soit en France, précisait alors le président français. Il y a des explications historiques à cela, mais il n’y a pas de justification valable, durable et inconditionnelle, le patrimoine africain ne peut pas être uniquement dans des collections privées et des musées européens. (…) Je veux que d’ici cinq ans les conditions soient réunies pour des restitutions temporaires ou définitives du patrimoine africain en Afrique. » M. Macron levait ainsi un tabou. En juillet 2016, M. Jean-Marc Ayrault, alors ministre des affaires étrangères, avait opposé, au nom de l’inaliénabilité du patrimoine, un refus cinglant au président béninois Patrice Talon, dont la demande visait les objets d’art royaux « collectés » durant l’expédition militaire du général Alfred Amédée Dodds au Dahomey entre 1892 et 1894 et conservés à Paris, au Musée du quai Branly.

« Un moment d’extrême désinhibition »

Felwine Sarr, professeur d’économie à l’université Gaston-Berger au Sénégal. En novembre 2018, le résultat de leurs travaux est publié sous le titre Restituer le patrimoine africain (1). Les deux chercheurs mettent en balance les centaines de milliers d’objets détenus en Occident — dont 88 000 dans les collections publiques françaises — avec les quelques milliers répertoriés dans les musées du continent noir. Pour Savoy et Sarr, la période coloniale a correspondu pour la France « à un moment d’extrême désinhibition en matière d' »approvisionnement « patrimonial dans ses propres colonies, de boulimies d’objets ».
Les rapports de domination de l’époque invitent, selon eux, à postuler l’« absence de consentement des populations locales lors de l’extraction des objets » et à considérer que les acquisitions ont été obtenues « par la violence, la ruse ou dans des conditions iniques ». En conséquence, ils préconisent la restitution des pièces saisies lors de conquêtes militaires, mais aussi celles collectées durant les missions scientifiques ou par des agents de l’administration coloniale. Ils demandent également le retour des biens acquis illégalement après 1960 grâce au trafic illicite d’œuvres d’art. Pour lever l’obstacle juridique, les deux chercheurs proposent une modification du code du patrimoine français, qui fixe les principes d’inaliénabilité et d’imprescriptibilité des biens culturels appartenant à des collections publiques.
Dès la remise du rapport, M. Macron s’engage à restituer vingt-six pièces au Bénin, correspondant en partie aux objets réclamés en 2016 par ce pays : des trônes, des statues, des portes sculptées, des reliquaires et des regalia (attributs symboliques monarchiques) ayant appartenu aux rois du Dahomey. Cette orientation soulève l’hostilité d’une grande partie des conservateurs. « Les musées ne doivent pas être otages de l’histoire douloureuse du colonialisme », dénonce ainsi M. Stéphane Martin, ancien président du Musée du quai Branly, tandis que son confrère Julien Volper, conservateur du Musée royal de l’Afrique centrale, à Tervuren, près de Bruxelles, l’une des plus importantes collections européennes d’art africain, s’alarme du préjudice pour les collections nationales (2).
Bien que le rapport Savoy-Sarr ne concerne que les établissements publics, les marchands d’art et les collectionneurs privés sonnent la charge. « Comme la France a perdu toute forme de prédominance en Afrique, le président a proposé les restitutions aux dirigeants africains pour conserver des marchés face à la Chine, s’emporte ainsi M. Bernard Dulon, président du Collectif des antiquaires de Saint-Germain-des-Prés, qui regroupe la majorité des spécialistes de ce marché. Ces œuvres d’art qui appartiennent au patrimoine de l’humanité, à qui vont-elles être restituées ? Est-ce que les gouvernements africains ont la même notion que nous de la conservation d’un patrimoine ? Auront-ils le droit de les revendre tout de suite ? » L’annonce des restitutions n’a eu que peu d’effets sur le volume des ventes, mais M. Réginald Groux s’inquiète déjà des conséquences à plus ou moins long terme de ce mouvement. « Sans les collectionneurs, explique ce marchand d’art, 99 % des objets qui se trouvent en Europe auraient presque tous disparu, victimes de l’ignorance, des termites, des autodafés des religieux de tous bords (3). » Des amateurs ont certes sauvé des objets, mais certains ont aussi profité des crises, guerres ou famines pour s’approprier, via des intermédiaires, des biens cultuels ou archéologiques.
Loin de ces polémiques, Bénédicte Savoy déplore que son rapport ait été mieux accueilli en Allemagne qu’en France et regrette que la plupart des conservateurs français ne mesurent pas l’enjeu. « Tous les interlocuteurs que nous avons rencontrés en Afrique nous ont dit qu’il ne s’agissait pas de tout reprendre aux musées français, car certaines pièces sont d’excellentes ambassadrices de la culture de leurs pays. Mais ils demandent qu’une partie significative de ce patrimoine soit accessible aux jeunes générations africaines, qui ne peuvent pas venir en Europe, pour qu’elles puissent se ressourcer, s’inspirer et se référer à la créativité des générations précédentes. »
Historienne de l’art, Mme Marie-Cécile Zinsou — fille de M. Lionel Zinsou, banquier d’affaires et ancien premier ministre du Bénin, proche de M. Macron — a créé un musée d’art contemporain à Ouidah, ville côtière du sud du pays, important centre de trafic d’esclaves à l’époque du commerce triangulaire. Le décor épuré de l’établissement, une villa coloniale de style afro-brésilien, accueille régulièrement les œuvres d’artistes contemporains africains, dont beaucoup font désormais partie de ses collections familiales. « Le retour de ces œuvres marque une dignité et une fierté retrouvées », se réjouit la jeune femme. En 2006, la Fondation Zinsou, qu’elle préside, avait organisé à Cotonou une exposition consacrée au roi Béhanzin en collaboration avec le Musée du quai Branly. Celle-ci avait attiré 275 000 personnes en trois mois. « Un réel succès, mais nombre de Béninois n’ont pas compris pourquoi les objets de leur patrimoine devaient retourner en France à la fin de l’exposition », constate Mme Zinsou.
« Dépôt ou prêt, à moyen terme ou à long terme, nous ne pouvons qu’attendre passivement la décision de la France, déplore, à Cotonou, M. Alain Godonou, vice-président du comité chargé de la coopération muséale et patrimoniale entre la France et le Bénin. Mais pour nous, ce qui demeure fondamental, c’est que le Bénin récupère un jour le droit à la propriété de ces objets. Une fois revenus officiellement dans le patrimoine du Bénin, qu’ils se trouvent à Paris, à Abomey ou à Dakar, ils continueront à voyager et à être présentés dans des expositions. Mais c’est nous qui déciderons de ce qu’ils deviendront. » En attendant la restitution des objets, il faut trancher la question des lieux destinés à les accueillir. Dans beaucoup de pays africains, les musées hérités de la colonisation, notamment ceux créés par l’Institut français d’Afrique noire (IFAN), n’ont pas été entretenus et ont même souvent été pillés.
En 2016, Romuald Hazoumé, artiste béninois, dressait un bilan accablant de l’état des établissements de son pays et dénonçait les nombreux vols qu’ils avaient subis. « Cela fait cinquante ans que notre culture est à l’abandon », s’offusquait-il (4). Pour lui, la restitution des vingt-six objets royaux du Bénin est « une fausse bonne idée » : « Je n’ai pas envie de perdre ces pièces une seconde fois. » La destination tout indiquée pour eux aurait dû être le Musée historique d’Abomey, qui occupe les deux seuls bâtiments ouverts au public du vaste site des palais royaux d’Abomey, construits entre les XVIIe et XIXe siècles par douze rois successifs. Début 2020, après une restauration rapide des lieux, une partie des objets royaux y ont été de nouveau exposés, mais une grande vitrine demeure désespérément vide : celle qui abritait le grand sabre sacré, symbole du pouvoir magique des rois durant les guerres, volé en 2001 et jamais retrouvé. Ayant subi de très nombreux vols et plusieurs incendies, sans personnel qualifié, cette institution présente peu de garanties. C’est un autre établissement, qui devrait s’élever sur le même site, qui héritera des vingt-six objets : le Musée de l’épopée des amazones et des rois du Dahomey, financé en partie par un prêt de 12 millions d’euros de l’Agence française de développement (AFD), mais dont les travaux n’ont toujours pas débuté.
« Nous avons été pris de court par la décision d’Emmanuel Macron, qui proposait de nous les rendre tout de suite, avoue M. José Pliya, directeur de programme à l’Agence nationale de promotion des patrimoines et de développement du tourisme (ANPT). Le président Talon se montre extrêmement clair : au-delà du symbole de la réparation et de la mémoire retrouvée, c’est la dimension économique de ces objets qui nous importe. Ils doivent contribuer à l’économie de notre pays par le biais du développement d’un tourisme ambitieux. »
Pour encourager ce secteur encore marginal, le chef de l’État l’a intégré dans un vaste plan d’investissements intitulé « Bénin révélé », qui inclut, entre autres, la valorisation du patrimoine naturel, le développement de sites balnéaires du type Club Med, des safaris dans les parcs animaliers (5) et la création d’au moins quatre musées. Mais les ressources financières limitées de l’État et la diminution de la fréquentation touristique à la suite de l’enlèvement de deux Français ont poussé le gouvernement à revoir à la baisse ses ambitions et à abandonner deux projets de collections publiques. Ce mélange des genres étonne Didier Houénoudé, le directeur de l’Institut national des métiers d’art, d’archéologie et de la culture à l’université d’Abomey-Calavi : « Le pouvoir a réclamé la restitution de ces objets pour développer un tourisme de masse, explique-t-il. Or ils risquent d’être mis au service d’un projet purement mercantile. »
Maître de conférences en archéologie et préhistoire, Didier N’Dah a découvert sur le site des palais royaux de très anciens ateliers de taille de cauris, la monnaie de l’époque. Des vestiges uniques dans leur genre. Il souhaite que « la restitution des objets monarchiques profite aussi à la recherche et à l’enseignement supérieur, qui pourraient les replacer dans leur contexte historique », et regrette que les politiques ne prennent pas en compte l’avis des chercheurs. Dans son bureau exigu et encombré de l’université d’Abomey-Calavi, il évoque avec passion les fouilles qu’il mène dans le pays en dépit du manque de moyens. L’archéologie préventive faisant défaut, plusieurs sites ont été détruits lors de grands travaux financés par la Banque mondiale ; d’autres sont menacés par un projet d’oléoduc mené par la Chine, sans que les archéologues aient été associés aux études préalables. Ses déplacements lui ont permis de se rendre compte de la richesse du patrimoine des populations rurales. Celles-ci conservent des objets cultuels, sacrés ou profanes, vieux parfois de plusieurs siècles, dont les anciens connaissent encore l’histoire.
« Un programme devrait permettre de révéler toute la culture qui demeure autour de ces objets endogènes, estime Didier N’Dah. Avant de développer un tourisme à grande échelle, il faut sensibiliser les populations à la valeur culturelle et patrimoniale de leurs biens, sinon elles vont les vendre. » Aujourd’hui encore, beaucoup de pièces archéologiques et cultuelles sont achetées ou volées via des réseaux de « rabatteurs » au service d’antiquaires locaux qui les revendent ensuite à des collectionneurs étrangers. Le patrimoine n’en finit pas de quitter le pays, victime du trafic illicite (6). Parmi les plus prisés se trouvent les objets vaudous, une religion animiste très répandue au Bénin.
Pour Dominique Zinkpè, une figure de l’art contemporain du Bénin, la responsabilité des amateurs occidentaux, qui séjournent ou vivent dans le pays, est engagée. « Les œuvres qu’ils convoitent ne se trouvent pas dans les centres artisanaux mais dans les villages, et ils savent qu’il faut payer quelqu’un pour les voler. Les gens ont faim ; certains sont prêts à vendre des pièces très importantes qui se trouvent dans la cour de leurs grands-parents. » Et le plasticien de marteler : « Et s’il y a vol, c’est qu’il y a un client. Les collectionneurs ne recherchent que des objets sacrés, qui participent à des cultes. C’est criminel de leur part, car ils font partie intégrante de notre religion. » Des intermédiaires usent de l’influence de l’islam et des Églises évangéliques, qui poussent leurs fidèles à se débarrasser des accessoires vaudous jugés démoniaques. « Nous savons à peu près combien de nos objets sont exposés dans les musées français, mais nous ne savons rien de tout ce qui est sorti et continue de sortir avec les antiquaires et les collectionneurs privés, déplore M. Franck Ogou, directeur de l’École du patrimoine africain (EPA) de Porto Novo. Les frontières sont poreuses et le contrôle est difficile. » En principe, seules des copies peuvent quitter le Bénin, moyennant un certificat délivré par les services du patrimoine. « Malheureusement, les collectionneurs profitent de ces documents pour remplacer les copies par les originaux, constate Didier N’Dah. Il faudrait former des douaniers et affirmer une réelle volonté de lutter contre le trafic. »
Le 17 janvier 2020, dans la banlieue de Cotonou, capitale économique du Bénin, le Petit Musée de la Récade accueille une cérémonie inhabituelle : l’ambassadeur de France, un représentant du ministre de la culture béninois, des membres de la famille royale d’Abomey, le Collectif des antiquaires de Saint-Germain-des-Prés et une petite foule d’artistes et d’étudiants assistent à l’arrivée d’une trentaine d’objets ayant appartenu aux rois d’Abomey, dont une majorité de récades, bâtons de commandement typiques de l’ancien royaume du Dahomey.
L’établissement fut créé en 2015 par le marchand d’art français Robert Vallois, grand collectionneur d’œuvres contemporaines béninoises, avec le soutien des antiquaires germanopratins. Le musée comprenait déjà une quarantaine de pièces, mais ce nouvel arrivage lui valait consécration. « Pour nous, la restitution des œuvres, c’est du concret ! s’exclame M. Vallois. J’ai créé ce musée pour le donner au Bénin garni d’objets du Bénin. » Cependant, pour M. Debie, « c’est un musée franco-français qui a reçu un don franco-français ».
Avec cette opération très médiatisée (7), les opposants à la restitution démontrent leur efficacité. Ils adressent un pied de nez au ministère de la culture français : la trentaine d’objets réceptionnés sont ceux dont la vente avait été suspendue en mars 2019, à Nantes. Le Bénin ne les ayant finalement pas achetés, le Collectif des antiquaires de Saint-Germain-des-Prés les a acquis, comme prévu, pour 24 000 euros. « L’État béninois aurait pu en devenir propriétaire. Que représente cette somme pour lui ? s’indigne M. Bouli. Nous commençons à douter de la volonté des États africains de sauvegarder leur patrimoine. » Le militant rappelle que le Sénégal, qui a hérité de milliers d’objets provenant de l’ancienne Afrique-Occidentale française et toujours stockés dans les locaux de l’IFAN à Dakar, n’a jamais songé à les restituer aux pays dont ils proviennent.

Trois ans après le discours de M. Macron à Ouagadougou, aucun inventaire des biens à restituer, pas de révision du code du patrimoine, pas de restitution effective… Le 17 novembre 2019, avant de signer un important contrat de vente d’armes, le premier ministre Édouard Philippe remettait au président sénégalais Macky Sall le sabre d’El Hadj Oumar Tall, un résistant à la colonisation, sous forme de prêt de cinq ans au Musée des civilisations noires de Dakar. À la mi-juillet 2020, le nouveau gouvernement a examiné un projet de loi permettant un éventuel transfert de propriété du sabre et des vingt-six objets béninois. Comment réagira le lobby des marchands d’art ? En 2002, il avait réussi à empêcher la ratification par la France d’une convention visant à lutter contre le trafic illicite. Après avoir suscité beaucoup de bruits, et au-delà de la stratégie de communication, le « Je veux » présidentiel risque de demeurer un vœu pieux.

Arsène De Bangweni

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